Carrie Mae Weems

« In one way or another, my work endlessly explodes the limits of tradition. I’m determined to find new models to live by. Aren’t you? » (Carrie Mae Weems, interview à  Dawoud Bey, 2009).

C’est la question que cette grande artiste contemporaine (née en 1958 à Portland, Oregon), photographe, performeuse, vidéaste, femme et noire, engagée et féministe, nous pose. Une question actuelle, importante, urgente, car c’est ça l’art : exploser les limites.

Je ne parlerai pas de tout son travail, qui est immense, je vais me concentrer sur deux séries photo noir et blanc qui m’interpellent tout particulièrement : The Kitchen Table Series (1990) et Museums (2006). Il s’agit de deux séries où Weems est à la fois photographe et sujet.

The Kitchen Table Series

The Kitchen Table Series se compose de photos que Weems a prises dans sa cuisine, plaçant l’appareil au bout de la table, avec pour seule lumière celle de la lampe au plafond. À l’intérieur de ce cadre fixe, différents personnages entrent et sortent, créant des situations ordinaires, des scènes familiales, de couple, amicales, où Weems joue toujours le rôle principal, celui d’une femme dans sa cuisine, qu’on découvre dans ses facettes de mère, épouse, amie, amante. Elle est joyeuse, sexy, triste, ennuyée, occupée, fatiguée, coquette…

Elle aide sa fille avec ses devoirs, la coiffe, se maquillent ensemble, mange avec son mari, le console, l’embrasse avant qu’il parte peut-être au travail, se dispute, bavarde avec ses copines, tire les cartes, s’affale sur la chaise, est juste là, dans la pénombre contre le mur, une présence constante…

La cuisine, ou la salle à manger, là où se trouve la table en somme, est le lieu le plus fréquenté de la maison, le lieu symbole par excellence à la fois de l’intimité familiale et de la socialité.  À travers ces photos, qui présentent des images de vie ordinaire, Weems questionne les rapports humains, qui, comme le dit elle-même, sous des apparences anodines, sont des rapports de pouvoir.

« I use my own constructed image as a vehicle for questioning ideas about the role of tradition, the nature of family, monogamy, polygamy, relationships between men and women, between women and their children, and between women and other women—underscoring the critical problems and the possible resolves » (Carrie Mae Weems, interview à Dawoud Bey, 2009)

Elle questionne la place réservée aux femmes non seulement dans leur vie privée, mais surtout dans la société : les personnages s’alternent, entrent et sortent, mais elle est toujours là, reléguée dans sa cuisine. La tradition sociale veut que la place des femmes soit dans la maison, et Weems nous montre le paradoxe de cette vision, son étroitesse. Au fil des images, on sent les limites de la pièce, l’oppression de la lumière basse, le passage des jours qui se ressemblent, le poids ou la légèreté des rapports humains, leurs enjeux, la délimitation des rôles. C’est d’une simplicité et d’une puissance inouïe.

Museums

Museums est une série plus récente, aussi construite sur la permanence d’un élément autour duquel le reste se construit. Ici, cet élément est une silhouette féminine que l’on voit de dos, habillée d’une longue robe noire, qui se tient devant l’entrée des plus importants musées du monde. Vous l’aurez deviné, il s’agit de Carrie Mae Weems elle-même.

Cette série dénonce le problème de l’accès aux haut lieux de la culture pour certaines catégories de personnes et d’artistes, notamment les femmes, et les noir.e.s en tant que groupes sociaux. Dans les musées, les expositions, les spectacles, les artistes femmes sont sous-représentées. Les artistes noirs sont sous-représentés et encore davantage les femmes noires.

  « It’s fair to say that black folks operate under a cloud of invisibility—this too is part of the work, is indeed central to the work (…) for the most part African Americans and our lives remain invisible. Black people are to be turned away from, not turned toward—we bear the mark of Cain. It’s an aesthetic thing; blackness is an affront to the persistence of whiteness. This invisibility—this erasure out of the complex history of our life and time—is the greatest source of my longing » (Carrie Mae Weems, interview à Dawoud Bey, 2009)

En tant que usagers de culture aussi, et pas seulement comme artistes, les femmes, d’autant plus les femmes noires, qui subissent une double invisibilité, sont sous-représentées. Pour faire le lien avec la série dont on a parlé plus haut, la place des femmes n’est pas dans les musées, mais à la maison. La silhouette de Museums n’entre pas, reste à l’extérieur, elle est presque écrasée par le bâtiment et tout ce qu’il représente. Le simple fait d’être là est une dénonciation. Carrie Mae Weems en tant que sujet photographié se fait la porte-parole des personnes invisibles, celles qu’on refuse de voir, celles à qui on refuse l’accès.

 

Cette femme qui apparaît sue ses photos, Weems la décrit comme sa muse, son alter ego, qui change de rôle selon ce que l’artiste souhaite exprimer : c’est la femme dans la cuisine, la silhouette noire devant les musées. Ce n’est pas la femme derrière l’objectif, mais toutes les deux se parlent et nous parlent. La femme-muse est une présence qui nous interpelle, qui fait le lien entre nous les spectateurs.trices et ce qui est représenté sur la photo. Elle nous pointe du doigt et nous dit « Regardez ce que je vous montre, écoutez ce que j’ai à vous dire, regardez où je suis ».

Dans les deux séries le cadrage est constant, la distance entre l’appareil et le sujet reste la même, ce qui a pour effet non seulement d’assurer l’unité des images, mais aussi de créer une ambiance spécifique, de marteler le message. Un message d’engagement, de lutte, d’humanité meurtrie mais résolue à lever la tête malgré tout, encore et toujours.

http://carriemaeweems.net/

https://bombmagazine.org/articles/carrie-mae-weems/

https://thomashammoudi.com/ou-sont-passees-les-photographes-noires/

https://www.artsy.net/article/artsy-editorial-revisiting-carrie-mae-weemss-landmark-kitchen-table-series